Un grincement discret, un bruit de pas, un "navrée de venir si tard" murmuré d'une voix douce et basse. Dans l'obscurité qui commençait à envahir le lieu, une ombre grandissait lentement au sol. Une silhouette incontestablement féminine, celle de la professeur de littérature, vêtue d'un jean blanc et d'un pull à encolure danseuse tout aussi blanc. Cliona avançait d'un pas lent, hésitant, parmi les livres, vacillant malgré ses solides boots. Sa main se tendit délicatement vers les rayonnages, effleurant les couvertures de cuir, de velours, de papier, voire de bois d'un geste tendre. Ses compagnons étaient là, fidèles au poste comme toujours, l'entourant de leur odeur de poussière et d'encre. Une odeur sans âge, qui la ramenait à cette époque où elle lisait des codex, des parchemins, d'obscurs recueils recopiés pendant des heures par les moines...
Un titre en particulier l'intéressait, un des trop nombreux livres écrits sur les "vouivres", sur Mélusine et sur sa descendance. Ce n'était pas de l'égocentrisme, elle ressentait simplement le cruel besoin de retrouver ses fils. S'il était rare qu'une Créature est une descendance, cela n'était jamais arrivé auparavant chez les wywern. La probabilité de donner naissance à une fille, et donc un autre membre de leur espèce, était bien trop faible. La preuve, elle avait eu dix enfants. Dix fils... Dix créaures dont elle ignorait désormais tout. Quand elle les avait quittés, le plus vieux avait six ans, le plus jeune deux mois. Les jumeaux, les trimplés, s'étaient effacés de sa mémoire, leurs visages avaient disparu de son esprit. Seul Horrible subsistait. parce qu'elle l'avait vu tuer une de ses nourrices ? ou simplement parce qu'il était flagrant que lui aussi était un dragon, même si leurs races différaient ?
_ Je vous retrouverai... Nous nous vengerons.
Elle ne pouvait pardonner à Raymondin. Aux Lusignan, puisque c'était eux, sa famille, qui l'avaient poussé à espionner sa femme lors de sa transformation hebdomadaire. Ils l'avaient forcée à abandonner sa si précieuse progéniture, et des siècles plus tard, elle la retrouverait et leur ferait payer leur erreur. On ne provoque pas une wywern, elle encore moins. Son caractère avait été manqué, aprés tout... Trop indépendante, trop changeante pour être fiable. Jamais morte, toujours différente. "La fée des aulnes"... L'aulne n'était-il pas entre autres symbole de mort et de renouveau ? Elle était serpent, elle quittait sa peau pour en revêtir une autre.
_ Nietzsche dirait que je fais partie des hommes du ressentiment, de ceux qui vivent dans un excés d'histoire...
Qu'importait ce que pensait Nietzsche, il n'était plus là ! Avec tendresse, elle sortit du rayonage un livre relié de cuir, à la dorure simple.
* " Mythe de la Vouivre et origines à travers le monde, de Mélusine à Marcel Aymé ". Peut-être trouverais-je quelque chose de nouveau là-dedans. Je suis toujours surprise du nombre de mythes auxquels on a donné naissance. Dommage que je n'ai pas pu me le procurer lorsque je faisais ma thèse, c'est un des plus complets apparemment... *
Allumant la lampe située sur sa table de travail, Cliona se plongea aussitôt dans sa lecture, prenant des notes d'une main et jouant avec l'ocarina autour de son cou de l'autre. Rien ne semblait l'atteindre, ni le fait d'être seule, ni l'obscurité, ni le silence pesant à peine brisé par le bruissement discret des feuillets qu'elle tournait et des pas qui se rapprochaient.
Mer 7 Mai - 23:21